Cher Monsieur,
Merci pour votre intervention à l’université Descartes, hier soir. Je me permets de vous faire part de quelques remarques à ce propos en vous priant d’excuser la longueur de ce courrier. Il me semble que la crise du photojournalisme peut s’expliquer entre autres par deux phénomènes qui ne sont pas prêts de disparaître : la surproduction et la facilité de diffusion.Pour le premier phénomène, vous avez parlé vous-même de la surabondance des images. N’allons-nous pas connaître une explosion de production jamais atteinte jusqu’ici? Les équipements seront de plus en plus miniaturisés, à tel point qu’il sera encore plus facile qu’aujourd’hui d’entretenir l’ambiguïté du statut du photographe. Chaque être deviendra photographe et produira des traces de la vie au quotidien. On ne parlera bientôt plus d’appareils de prise de vue, mais de capteurs, car ceux-ci seront intégrés dans nos équipements du quotidien : téléphone, organiseur, stylos, etc. Quelle sera la place alors de l’image d’auteur avec sa conscience? Je trouve en passant votre jugement un peu sévère sur les équipements numériques. Que pensaient les contemporains de Maxime du Camp avec sa tente, le mercure, la chaleur, les traces de doigts sur les surfaces sensibles, la poussière dans l’œil et sur l’objectif? Que pensons-nous, en voyant Weegee planquer avec sa folding style armoire normande? L’encombrant et le performant vont bientôt fusionner, en attendant, on souligne comme d’habitude le non performant. On produira certainement bientôt des expositions… d’images floues, réalisées à partir de téléphones portables – est-ce déjà fait? J’aimerais le faire -. Je me souviens d’un phénomène similaire autour de l’image vidéo, les délires esthétiques à Paris VIII autour de la trame grossière de l’image produite par les nouveaux formats portables! Esthétique, novateur, mauvais, mais forcément « sublime »!… et générateur de talent en plus – du coup, pas facile de trancher -. L’ensemble « usine à gaz » que vous avez justement décrit est sûrement provisoire ; il va disparaître tellement rapidement, que ne subsistera plus demain que la problématique essentielle entre toutes : le statut du photographe, sa légitimité, sa capacité à déceler, à prédire l’instant propice qui fait la vraie photographie. Mais est-ce que l’évolution de ces techniques ne va pas noyer le monde professionnel dans une masse étouffante d’images « démocratiques », réalisées par tous? La production que vous défendez va-t-elle pouvoir se battre à armes égales : l’argent, le marché, la démagogie, les divertissements simples, l’image vampirisant et monopolisant l’espace.
Le second phénomène est la facilité de diffusion des images. Quoi de plus simple que de partager instantanément un reportage en encapsulant toutes les données nécessaires à l’identification et l’exploitation dans les fichiers mêmes? Pouvons-nous parier sur la pérennité des agences en ligne, non pas des deux ou quatre plus importantes qui elles, creusent l’écart un peu plus chaque jour. Je veux parler des autres. Lorsqu’une entreprise, acheteuse d’images, a trouvé le chemin de ces gisements, il est très difficile de leur faire découvrir de nouvelles adresses : sécurité, réactivité, contrat d’abonnement… paresse! Aujourd’hui, on me consulte non plus pour organiser la gestion du fonds photographique de l’entreprise, mais pour gérer les CD-ROM achetés par les différents services et amortir ainsi les investissements en images libres de droit! Vous avez parlé d’un portail en Allemagne, fédérant quelques dizaines d’agences ; est-ce l’avenir réellement – pour la raison évoquée ci-dessus -? L’avenir n’est-il pas à l’auto référencement, car les photographes n’acceptent pas toujours d’être mixés à la même sauce « portail » que leurs confrères. Les bases de données ont-elles donc un avenir? Le référencement personnel n’est-il pas la solution pour attirer les recherches des iconographes? Combien de photographes connaissent les bases du référencement des images sur les moteurs de recherche? Après avoir échangé avec le président de l’UPC, je ne parierai pas sur un grand nombre.Les créateurs d’images sont légions. Vous avez certainement raison d’affirmer qu’il y a une photographie morale, utile et nécessaire au monde et une seconde, moins propre ; le problème est que nous ne sommes pas la conscience du monde et que l’immense majorité de la population préfère le divertissement aux devoirs d’école. J’en suis aussi désolé…. même Le Monde a, en son temps, fait un large écho à l’apparition de la nouvelle télévision qu’a représenté « Loft Story »!
Pardon pour ce bavardage. Je vous fais parvenir ces quelques remarques, car j’ai le sentiment parfois qu’il y a un décalage sensible entre les créateurs, qui subissent la crise, et la réalité de l’évolution des techniques, qui va accroître cette dépression. Pouvons-nous, hommes des techniques et de l’organisation des médias, êtres utiles à une réflexion sur ces thèmes? J’en serais flatté.
Cordialement,
Daniel Hennemand
amoureux de l’image, respectueux des créateurs mais pessimiste pour le droit d’auteur, chargé du développement des services chez EDILLIA.
*directeur du festival « Visa pour l’image » à Perpignan.
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Mots-clefs : mutation, photographie